Tuesday, June 3, 2014

Ibrahim Farghali : La géographie du corps


 
 Ibrahim Farghali : La géographie du corps
Traduction de Michel Galloux, 2-4-2014

 
 

Dans son dernier recueil de nouvelles, Chamat al-hosn (grains de beauté), Ibrahim Farghali plonge dans une écriture érotique, entre rêve et réalité. Il y interroge les limites du désir, du plaisir et de l’amour, dans un contexte de frustration qui remet en cause ces notions.

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Ibrahim Farghali
 

 

(...) Dans mon sommeil, je vis la bohémienne que j’avais rencontrée un jour lointain dont je ne me souvenais plus maintenant, dans un pays que j’avais complètement oublié. J’avais juste en mémoire sa haute taille, ses deux mains fines et décharnées, mais belles, ses longs cheveux noirs, et ses jambes maigres qui se découvrirent lorsqu’elle s’étendit par terre et fit appel à son savoir-faire pour lire mon avenir.

Elle se rapprocha de moi dans mon songe, alors que je me tenais debout, attendant un taxi pour une destination que j’ai oubliée. Elle me demanda : « Veux-tu que je lise les lignes de ta main ? ». Je me tournais vers elle avec un sourire moqueur, mes yeux rencontrèrent deux yeux d’acier qui lançaient des éclairs, et je devins comme hypnotisé par des forces surnaturelles. Deux yeux noirs perçants enveloppant celui qui les fixe de telle sorte qu’il ne voit plus qu’eux. Je lui tendais ma paume, elle la saisit, indifférente à la curiosité des passants. Elle observa attentivement ma main et dit que mon thème astral était incomplet. Je la regardais bouche bée, incapable de comprendre.

Elle fit signe à un taxi qui passait, et qui s’arrêta devant nous. Elle m’invita à monter, ce que je fais sans hésiter, et elle s’assit aussitôt à côté de moi. Elle dit quelque chose au chauffeur dans une langue que je ne compris pas, mais celui-ci, qui avait une longue barbe blanche, hocha la tête à plusieurs reprises et partit avec nous pour une destination inconnue. 

Je me tournais vers elle, et sursautais : c’était une jeune fille qui avait aux alentours de 25 ans, et je sais maintenant en me remémorant le rêve qu’elle ne ressemblait pas beaucoup à cette gitane voyante, mais dans ce rêve, je traitais avec elle comme si c’était la gitane. Sa jupe « jeans » bleue, courte et serrée, qu’elle portait sous une pèlerine noire et légère, laissait paraître des cuisses à la peau blanche et brillante. Mais le blanc ne tarda pas à virer au doré, comme si j’avais été victime d’une illusion d’optique. Et tandis que je me convainquais que le problème résidait dans l’obscurité et dans ma vue, voilà que sa peau revêtait une belle couleur lie-de-vin limpide, avant de se transformer à son tour, à mon grand étonnement, en magnifique couleur cuivre qui la fit ressembler à une séduisante bohémienne.

Je la regardais et elle ferma un peu les paupières, son regard devint moins perçant pendant un instant, et j’eus ainsi l’opportunité d’observer la beauté de ses grands yeux, tandis que ses longs cheveux noirs et lisses semblables à ceux des fées des contes fantastiques retombaient sur son dos en ceignant de toutes parts sa taille.
 
Je regardais par la fenêtre de la voiture, embuée et recouverte de gouttes de pluie scintillantes, qui m’apparut comme un écran où je voyais un film dont les scènes, montrant des époques différentes et des paysages divers, se succédaient. C’est ainsi qu’on passait par des villes modernes dotées d’immenses immeubles et tours, avant de se trouver soudain devant une large avenue parallèle à une immense vallée verdoyante. Mais je ne pouvais en distinguer les détails, du fait d’une vague de brouillard qui nous cerna de tous côtés.
 

Je lui lançais un regard furtif et fus surpris par son apparence : elle était devenue complètement chauve, sans que je comprenne jamais où étaient passés ses cheveux, ni quand ils étaient tombés. Et pourtant, sa tête me parut ainsi agréable à regarder, nos yeux se rencontrèrent et je remarquais qu’elle me fixait avec une tendresse débordante étrange. Je voulus l’étreindre et caresser sa tête chauve, mais j’y renonçais. 

Je détournais le regard loin d’elle, et tombais un court instant sous l’emprise de mes rêves, et ce fut suffisant pour que la couleur de sa peau change à nouveau et devienne lie-de-vin, tandis que ses cheveux descendaient jusqu’à ses pieds, faisant d’elle une prophétesse d’une époque révolue, délivrant l’âme des humains de péchés qu’ils n’avaient pas commis. Je fus envoûté, poussais un grand soupir malgré moi comme celui, involontaire, du noyé que l’on sort de l’eau. Elle dirigea vers moi un regard que je connaissais bien. Le regard d’une fée, que l’on m’avait mis en garde de ne pas regarder dans les yeux, tandis que tout en moi semblait vouloir dire qu’une mise en garde, quelle qu’elle soit, ne peut rien face au destin.

Je ne me souviens plus comment nous sommes passés de la voiture à ce vaste espace. Une prairie verdoyante comme celles qui ouvrent sur les forêts des contes fantastiques. Elle courait, et je courais derrière elle, tandis que j’avais l’impression qu’en fait, je la fuyais. 

Mon imagination devançait ma conscience des faits, en me faisant sentir que je n’arriverais pas à la rattraper. C’est ainsi que bondissaient mes pensées lorsque j’étais lucide, alors que je faisais la course avec le vent pour la rattraper. Et la voilà qui se métamorphosait en petite fille, sans pour autant ralentir le rythme de sa course. Puis je la voyais s’élever de quelques centimètres au-dessus du sol, suffisamment pour lui permettre de s’envoler. Et ma terreur arrivait à son comble lorsque mon imagination, qui devançait ma conscience des faits, ou peut-être un sentiment persuasif de déjà-vu, me suggéraient qu’elle allait retomber sur le sol, puis s’arrêter soudain et se retourner vers moi en souriant une dernière fois d’un sourire d’enfant, avant de se métamorphoser brusquement et dramatiquement en louve m’attendant avec un sourire avide et fourbe. C’est ainsi que je voyais la scène dans mon imagination avant qu’elle ne se produise, et je n’arrivais pas à m’arrêter de poursuivre la petite fille bien que je sache avec certitude qu’elle allait rapidement s’immobiliser et se retourner vers moi au moment de sa soudaine métamorphose en louve. Quelle pouvait donc être cette force surnaturelle qui me poussait vers elle ?
 

J’entendais ses grognements sourds qui me parlaient de mon destin, de mon passé et de mon avenir ; dans mon rêve, je ressentais une pureté spirituelle parfaite, comme si mon esprit était rempli d’une énergie lumineuse ardente, et je voyais mon avenir tout entier devant moi, avec tous les moments de bonheur et de malheur ; entre le sommeil et le réveil, je savais que je rêvais, mais une force cachée et mystérieuse me poussait à rester dans la zone de l’inconscient. Je tendais alors la main, espérant être tiré de ce cauchemar, en vain.


Je me réveillais nu, somnolent, doutant même d’être sorti du sommeil. J’ouvrais grand les yeux, pour m’assurer qu’il n’y avait personne d’autre que moi dans la pièce. J’écoutais et reteins mon souffle quelques instants. Je mis la main sur mes cheveux pour les tâter et m’assurer que j’étais bien éveillé, et tournais la tête, observant attentivement tous les recoins de la chambre.

Je fus pris de court par le bruit du tonnerre que j’avais entendu dans mon rêve avant que ne brille l’éclair, faisant passer son corps des ténèbres à la lumière. Je regardais autour de moi avec méfiance. Tandis que je me remémorais la scène et ma frayeur en voyant l’éclair conspirer avec son corps contre mon âme.

 

Je me levais et allais dans la salle de bains. Je me regardais dans le miroir et me trouvais souriant, le visage radieux. Une petite tache noire sur la poitrine, semblable à un tatouage, attira mon attention. Effrayé, je restais bouche bée et mis la main droite à l’endroit du tatouage, solidement fixé sur le côté gauche de la poitrine, comme s’il y avait été gravé depuis des années.
 

En l’observant, face au miroir, il m’apparut comme une reproduction fidèle du visage de la jeune fille qui me massait le corps. Mon coeur palpita et j’éprouvais une certaine peur. D’un mouvement involontaire, je tournais la tête pour tenter de voir mon dos. Je n’y parviens pas et me retournais à nouveau et regardais à travers le miroir. Je vis alors le tracé d’une carte ressemblant à un corps humain dont les plis faisaient penser à d’immenses étendues de sable dans le désert, tatouées avec la même couleur sombre. Et avant de pouvoir crier, je sentis une main invisible me masser le dos. Le sang se glaça dans mes veines et j’eus des frissons. La tête me tourna, et j’eus le sentiment trompeur d’une chute inévitable. Je laissais alors mon corps s’écrouler comme si je voulais tester la capacité des deux mains à me rattraper dans le vide, avant que je n’atteigne le sol.
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Ibrahim Farghali

 Né en 1967 dans le Delta, Mansoura, il obtient un diplôme de gestion en 1991 dans l’université de cette même ville. Ibrahim Farghali travaille actuellement pour la revue Al-Arabi. Il a publié sa première oeuvre, Ittégah al-maqahi (la direction des yeux) en 1997 (éd. Charqiyate), puis en 1998, il a publié à compte d’auteur le roman Kahf al-farachat (la caverne des papillons), réédité en 2003. Ibtessamet al-qiddissine (les sourires des saints) a ensuite été publié aux éditions Merit. Achbah al-hawas (les fantômes des sens), a paru en 2001, et Chamat al-hosn (grains de beauté) aux éditions Al-Aïn, en 2014.

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Puplished in A Ahram Hebdo in 2 April 2014

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