Ibrahim Farghali : La
géographie du corps
Traduction de Michel
Galloux, 2-4-2014
Dans son dernier
recueil de nouvelles, Chamat al-hosn (grains de beauté), Ibrahim Farghali
plonge dans une écriture érotique, entre rêve et réalité. Il y interroge les
limites du désir, du plaisir et de l’amour, dans un contexte de frustration qui
remet en cause ces notions.
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Ibrahim Farghali
(...) Dans mon sommeil, je vis la bohémienne que j’avais
rencontrée un jour lointain dont je ne me souvenais plus maintenant, dans un
pays que j’avais complètement oublié. J’avais juste en mémoire sa haute taille,
ses deux mains fines et décharnées, mais belles, ses longs cheveux noirs, et
ses jambes maigres qui se découvrirent lorsqu’elle s’étendit par terre et fit
appel à son savoir-faire pour lire mon avenir.
Elle se rapprocha de
moi dans mon songe, alors que je me tenais debout, attendant un taxi pour une
destination que j’ai oubliée. Elle me demanda : « Veux-tu que je lise les
lignes de ta main ? ». Je me tournais vers elle avec un sourire moqueur, mes
yeux rencontrèrent deux yeux d’acier qui lançaient des éclairs, et je devins
comme hypnotisé par des forces surnaturelles. Deux yeux noirs perçants
enveloppant celui qui les fixe de telle sorte qu’il ne voit plus qu’eux. Je lui
tendais ma paume, elle la saisit, indifférente à la curiosité des passants.
Elle observa attentivement ma main et dit que mon thème astral était incomplet.
Je la regardais bouche bée, incapable de comprendre.
Elle fit signe à un
taxi qui passait, et qui s’arrêta devant nous. Elle m’invita à monter, ce que
je fais sans hésiter, et elle s’assit aussitôt à côté de moi. Elle dit quelque
chose au chauffeur dans une langue que je ne compris pas, mais celui-ci, qui
avait une longue barbe blanche, hocha la tête à plusieurs reprises et partit
avec nous pour une destination inconnue.
Je me tournais vers
elle, et sursautais : c’était une jeune fille qui avait aux alentours de 25
ans, et je sais maintenant en me remémorant le rêve qu’elle ne ressemblait pas
beaucoup à cette gitane voyante, mais dans ce rêve, je traitais avec elle comme
si c’était la gitane. Sa jupe « jeans » bleue, courte et serrée, qu’elle
portait sous une pèlerine noire et légère, laissait paraître des cuisses à la
peau blanche et brillante. Mais le blanc ne tarda pas à virer au doré, comme si
j’avais été victime d’une illusion d’optique. Et tandis que je me convainquais
que le problème résidait dans l’obscurité et dans ma vue, voilà que sa peau
revêtait une belle couleur lie-de-vin limpide, avant de se transformer à son
tour, à mon grand étonnement, en magnifique couleur cuivre qui la fit
ressembler à une séduisante bohémienne.
Je la regardais et
elle ferma un peu les paupières, son regard devint moins perçant pendant un
instant, et j’eus ainsi l’opportunité d’observer la beauté de ses grands yeux,
tandis que ses longs cheveux noirs et lisses semblables à ceux des fées des
contes fantastiques retombaient sur son dos en ceignant de toutes parts sa
taille.
Je regardais par la
fenêtre de la voiture, embuée et recouverte de gouttes de pluie scintillantes,
qui m’apparut comme un écran où je voyais un film dont les scènes, montrant des
époques différentes et des paysages divers, se succédaient. C’est ainsi qu’on
passait par des villes modernes dotées d’immenses immeubles et tours, avant de
se trouver soudain devant une large avenue parallèle à une immense vallée
verdoyante. Mais je ne pouvais en distinguer les détails, du fait d’une vague
de brouillard qui nous cerna de tous côtés.
Je lui lançais un
regard furtif et fus surpris par son apparence : elle était devenue complètement
chauve, sans que je comprenne jamais où étaient passés ses cheveux, ni quand
ils étaient tombés. Et pourtant, sa tête me parut ainsi agréable à regarder,
nos yeux se rencontrèrent et je remarquais qu’elle me fixait avec une tendresse
débordante étrange. Je voulus l’étreindre et caresser sa tête chauve, mais j’y
renonçais.
Je détournais le
regard loin d’elle, et tombais un court instant sous l’emprise de mes rêves, et
ce fut suffisant pour que la couleur de sa peau change à nouveau et devienne
lie-de-vin, tandis que ses cheveux descendaient jusqu’à ses pieds, faisant
d’elle une prophétesse d’une époque révolue, délivrant l’âme des humains de
péchés qu’ils n’avaient pas commis. Je fus envoûté, poussais un grand soupir
malgré moi comme celui, involontaire, du noyé que l’on sort de l’eau. Elle
dirigea vers moi un regard que je connaissais bien. Le regard d’une fée, que
l’on m’avait mis en garde de ne pas regarder dans les yeux, tandis que tout en
moi semblait vouloir dire qu’une mise en garde, quelle qu’elle soit, ne peut
rien face au destin.
Je ne me souviens plus
comment nous sommes passés de la voiture à ce vaste espace. Une prairie
verdoyante comme celles qui ouvrent sur les forêts des contes fantastiques.
Elle courait, et je courais derrière elle, tandis que j’avais l’impression
qu’en fait, je la fuyais.
Mon imagination
devançait ma conscience des faits, en me faisant sentir que je n’arriverais pas
à la rattraper. C’est ainsi que bondissaient mes pensées lorsque j’étais
lucide, alors que je faisais la course avec le vent pour la rattraper. Et la
voilà qui se métamorphosait en petite fille, sans pour autant ralentir le
rythme de sa course. Puis je la voyais s’élever de quelques centimètres
au-dessus du sol, suffisamment pour lui permettre de s’envoler. Et ma terreur
arrivait à son comble lorsque mon imagination, qui devançait ma conscience des
faits, ou peut-être un sentiment persuasif de déjà-vu, me suggéraient qu’elle
allait retomber sur le sol, puis s’arrêter soudain et se retourner vers moi en
souriant une dernière fois d’un sourire d’enfant, avant de se métamorphoser
brusquement et dramatiquement en louve m’attendant avec un sourire avide et
fourbe. C’est ainsi que je voyais la scène dans mon imagination avant qu’elle
ne se produise, et je n’arrivais pas à m’arrêter de poursuivre la petite fille
bien que je sache avec certitude qu’elle allait rapidement s’immobiliser et se
retourner vers moi au moment de sa soudaine métamorphose en louve. Quelle
pouvait donc être cette force surnaturelle qui me poussait vers elle ?
J’entendais ses
grognements sourds qui me parlaient de mon destin, de mon passé et de mon
avenir ; dans mon rêve, je ressentais une pureté spirituelle parfaite, comme si
mon esprit était rempli d’une énergie lumineuse ardente, et je voyais mon
avenir tout entier devant moi, avec tous les moments de bonheur et de malheur ;
entre le sommeil et le réveil, je savais que je rêvais, mais une force cachée
et mystérieuse me poussait à rester dans la zone de l’inconscient. Je tendais
alors la main, espérant être tiré de ce cauchemar, en vain.
Je me réveillais nu,
somnolent, doutant même d’être sorti du sommeil. J’ouvrais grand les yeux, pour
m’assurer qu’il n’y avait personne d’autre que moi dans la pièce. J’écoutais et
reteins mon souffle quelques instants. Je mis la main sur mes cheveux pour les
tâter et m’assurer que j’étais bien éveillé, et tournais la tête, observant
attentivement tous les recoins de la chambre.
Je fus pris de court
par le bruit du tonnerre que j’avais entendu dans mon rêve avant que ne brille
l’éclair, faisant passer son corps des ténèbres à la lumière. Je regardais
autour de moi avec méfiance. Tandis que je me remémorais la scène et ma frayeur
en voyant l’éclair conspirer avec son corps contre mon âme.
Je me levais et allais
dans la salle de bains. Je me regardais dans le miroir et me trouvais souriant,
le visage radieux. Une petite tache noire sur la poitrine, semblable à un
tatouage, attira mon attention. Effrayé, je restais bouche bée et mis la main
droite à l’endroit du tatouage, solidement fixé sur le côté gauche de la
poitrine, comme s’il y avait été gravé depuis des années.
En l’observant, face
au miroir, il m’apparut comme une reproduction fidèle du visage de la jeune
fille qui me massait le corps. Mon coeur palpita et j’éprouvais une certaine
peur. D’un mouvement involontaire, je tournais la tête pour tenter de voir mon
dos. Je n’y parviens pas et me retournais à nouveau et regardais à travers le
miroir. Je vis alors le tracé d’une carte ressemblant à un corps humain dont
les plis faisaient penser à d’immenses étendues de sable dans le désert,
tatouées avec la même couleur sombre. Et avant de pouvoir crier, je sentis une
main invisible me masser le dos. Le sang se glaça dans mes veines et j’eus des
frissons. La tête me tourna, et j’eus le sentiment trompeur d’une chute
inévitable. Je laissais alors mon corps s’écrouler comme si je voulais tester
la capacité des deux mains à me rattraper dans le vide, avant que je n’atteigne
le sol.
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Ibrahim Farghali
Né en 1967 dans le Delta,
Mansoura, il obtient un diplôme de gestion en 1991 dans l’université de cette
même ville. Ibrahim Farghali travaille actuellement pour la revue Al-Arabi. Il
a publié sa première oeuvre, Ittégah al-maqahi (la direction des yeux) en 1997
(éd. Charqiyate), puis en 1998, il a publié à compte d’auteur le roman Kahf
al-farachat (la caverne des papillons), réédité en 2003. Ibtessamet
al-qiddissine (les sourires des saints) a ensuite été publié aux éditions
Merit. Achbah al-hawas (les fantômes des sens), a paru en 2001, et Chamat
al-hosn (grains de beauté) aux éditions Al-Aïn, en 2014.
Puplished in A Ahram Hebdo in 2 April 2014
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